L’Hypermobilité
par John Adams
(paru dans
le Prospect, Londres, mars 2000 ; traduit de
l'anglais par Gilles Aurejac
pour Car Busters, mai 2001)
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ce document, contactez Randy Ghent : <rghent@gmx.net>.
La mobilité est source
de liberté et de pouvoir. Mais on peut très bien souffrir d’un
excès de bonne chose : l’augmentation du nombre de gens qui usent de
leur liberté et de leur pouvoir est en train de détruire la
planète et ses artères.
De prodigieux efforts technologiques sont mis en œuvre pour
résoudre les problèmes d’encombrements et de pollution
provoqués par l’augmentation du trafic routier. Supposons un instant que
ces efforts soient couronnés de succès. Imaginons que les
scientifiques inventent quelque chose qui ressemble à un engin
non-polluant à moteur perpétuel. Imaginons maintenant qu’ils
arrivent à développer le plus abouti des systèmes de
transport intelligents, à savoir un système de contrôle du
trafic informatisé qui permettrait d’accroître
considérablement la capacité des routes, du rail et des
aéroports existants. Imaginons enfin un monde où les ordinateurs
seraient à la portée de tous et où l’accès à
l’internet aurait un coût insignifiant : alors, la mobilité
virtuelle et non polluante serait promue au rang de principale solution
permettant de résoudre les problèmes liés au trop grand
nombre de déplacements physiques.
Aujourd’hui, la recherche de palliatifs techniques censés
remédier aux inconvénients des déplacements
motorisés mobilise l’essentiel des crédits, des énergies
et des velléités règlementaristes. En cas de succès,
il faut s’attendre à un développement encore plus grand de la
mobilité physique. Des moteurs plus propres et plus performants ne
feront que desserrer les derniers freins à l’accroissement du trafic, en
faisant baisser les prix ou en éliminant les arguments
écologiques qui justifient leur limitation. Les systèmes
intelligents de gestion des flux promettent de réduire
considérablement les temps de déplacement en faisant gagner une
bonne partie du perdu actuellement dans les embouteillages. Quant à la
mobilité virtuelle, bien qu’elle soit capable de se substituer à
de nombreux déplacements physiques se révèlera comme un
stimulant pour d’autres déplacements : en libérant les
télé-travailleurs du déplacement journalier sur le lieu de
travail, elle va les inciter à l’exode vers les banlieues où de
nombreux déplacements (pour faire les courses, aller à
l’école, chez le docteur, à la bibliothèque, à la
poste ou chez les amis) sont plus long et généralement
irréalisables par les transports en commun.
En 1950, un Britannique parcourait en moyenne 8 km par jour. Aujourd’hui,
il en parcourt environ 45 et ce chiffre devrait doubler d’ici à 2025. La
mobilité virtuelle croit parallèlement à la
mobilité physique, mais le taux de croissance de la première est
nettement plus élevé. Les transports et la communication sont les
deux voies par lesquelles chacun entre en contact avec l’autre. Mais
l’évolution de ces moyens tant en terme de rapidité que
d’accessibilité a d’importantes conséquences sociales.
Il y a pourtant une contrainte à laquelle aucune technologie ne peut
rien changer, c’est le nombre d’heures contenues dans une journée. Et
comme notre champ d’action devient de plus en plus vaste, il nous faut nous
concentrer sur des domaines de plus en plus étroits. Si nous passons
plus de temps à contacter ceux qui sont éloignés, nous
devons réduire le temps passé avec ceux qui sont proches. Si nous
sommes en contact avec plus de gens, nous sommes obligés de consacrer
moins d’attention à chacun. Dans les société
“piétonnières” où l’on opère sur une petite
échelle (sociétés “hypomobiles”), tout le monde se
connaît. Dans les sociétés “hypermobiles”, les
communautés géographiques d’autrefois sont remplacées par
des communautés d’intérêt, sans liens spatiaux. On y passe
davantage de temps, physiquement, en compagnie d’étrangers.
On met volontiers en avant les avantages de la mobilité, en revanche on
prête peu d’attention aux inconvénients de l’hypermobilité.
Et pourtant, il est facile d’imaginer les conséquences
indésirables d’une société hypermobile en extrapolant
à partir des tendances actuelles.
Les sociétés vont se fragmenter davantage. Le processus d’extension
suburbaine devrait s’accélérer. Les sociétés dont
les membres se déplacent très rapidement et sur de longues
distances sont de grandes consommatrices d’espaces. Ce sont les transports longue
distance par air ou par route qui se développent le plus rapidement. La
marche et le cyclisme – modes de transports de proximité,
démocratiques et respectueux de l’environnement par excellence – sont en
déclin. Même avec des moteurs à mouvement perpétuel
et non polluants, il y aura des effets indésirables sur l’environnement.
Il faudra bitumer davantage d’espaces pour créer des places de parking,
défigurer des paysages pour construire les autoroutes nécessaires
et réduire encore l’espace vital d’espèces toujours plus
menacées. Enfin, il faudra trouver les emplacements nécessaires
à la construction d’aéroports plus grands et l’on verra
rétrécir un peu plus les espaces considérés comme
des havres de paix sur cette planète.
Les inégalités vont s’accroître. L’augmentation de
la mobilité moyenne cache le creusement du fossé qui
sépare les riches et les pauvres en ce domaine. Tous ceux (trop jeunes,
trop vieux...) qui seront interdits de conduite, seront marginalisés en
compagnie de ceux qui seront trop pauvres pour s’acheter une voiture ou un
billet d’avion. Ils deviendront des citoyens de seconde zone, dépendant
entièrement pour leurs déplacements des vestiges de transport en
commun ou du bon vouloir des possesseurs de voitures. Et comme la ville
s’étendra toujours plus vers la périphérie, la
majorité des trajets ne pourront plus être faits à pied ou
en bicyclette. Malgré la multiplication par dix du parc automobile
mondial depuis 1950 (soit environ 500 millions de véhicules
aujourd’hui), le nombre de personnes ne possédant pas de véhicule
a plus que doublé pour atteindre 5,5 milliards d’individus, en raison de
la croissance démographique ; de plus, malgré la croissance
encore plus rapide du trafic aérien, le nombre d’individus n’ayant
jamais pris l’avion a lui aussi augmenté.
Le monde va
devenir de plus en plus dangereux pour les personnes non motorisées. Davantage de métal (ou de fibre de
carbone) va être en circulation. Le fait qu’aujourd’hui il y ait trois
fois moins d’enfants tués chaque année dans un accident de la
route qu’en 1922 (époque où il y avait très peu de
circulation et où la vitesse était limitée à 32
km/h) ne signifie nullement que les routes soient trois fois plus sûres :
elles sont simplement devenues si dangereuses que plus personne n’y laisse jouer
un enfant. La diminution du nombre de piétons et de cyclistes va se
poursuivre : plus le trafic augmente, moins les gens sont enclins à
traverser les routes (c’est une des raisons pour lesquelles on connaît de
moins en moins ses voisins d’en face !).
Les parents effrayés vont davantage limiter la liberté de
mouvement de leurs enfants, et cette activité sociale éminemment
catalysatrice qu’est le fait de jouer dans la rue va disparaître.
En Grande-Bretagne, pas plus tard qu’en 1971, 80 % des enfants de 7-8 ans se
rendaient par leurs propres moyens à l’école sans être
accompagnés. Aujourd’hui, plus personne ne fait ainsi et le gouvernement
met en garde les parents sur le fait qu’il est irresponsable de laisser des
enfants de moins de 12 ans sortir seuls dans la rue. Les enfants ont de moins
en moins l’occasion de se frotter librement avec leurs pairs et d’apprendre
à se débrouiller sans l’assistance d’un adulte –
expérience pourtant indispensable à l’apprentissage de la socialisation.
Les gens vont devenir plus gros. Les enfants convoyés par leurs
parents-chauffeurs n’apprennent plus à marcher ou faire de la bicyclette
pour aller à l’école, à leurs activités ou chez
leurs amis. Et comme la marche et le cyclisme disparaissent en tant
qu’activités fonctionnelles, on fait de moins en moins d’exercice
physique dans le cadre de la vie courante – tendance partiellement
contrebalancée par le nombre croissant de personnes qui se
précipitent dans des centres de remise en forme pour y accomplir leurs
“corvées”.
La diversité culturelle va diminuer au profit de la “culture MacDo”. Tom Wolfe restitue bien
ce phénomène dans sa nouvelle “A Man in Full” : “Le seul
moyen de réaliser qu’on quittait une localité pour entrer dans
une autre était de retrouver les “enseignes franchisées”, de
découvrir à nouveau un 7-Eleven, un autre Wendy’s, un autre
Costco et autres Home Depot.” Le tourisme est par ailleurs l’industrie qui
croit le plus rapidement au monde. Les spécialistes du tourisme
encouragent leurs lecteurs à se précipiter dans les derniers
recoins du monde encore “intacts” – avant que d’autres n’y pensent aussi ! Le
trottoir roulant qui permet de faire défiler les touristes devant les
joyaux de la couronne dans la Tour de Londres est à cet égard une
illustration parmi d’autres de “l’efficacité Fordienne” qui
caractérise le tourisme de masse.
Le monde deviendra de moins en moins convivial, de plus en plus anonyme. On connaîtra de
moins en moins ses voisins. Les programmes “Neighbourhood Watch”
(comités de surveillance de quartier) – tentatives pour recréer
artificiellement des liens autrefois naturels entre voisins – sont
symptomatiques de l’anonymat qui s’installe. Même lorsqu’ils vivent dans
une proximité physique, les riches mobiles et les pauvres immobiles ne
vivent pas dans le même monde. Les pauvres, par manque de
mobilité, sont confinés dans des prisons aux murs invisibles. Ils
sont en permanence tentés et agressés – comme même des
prisonniers enfermés entre de vrais murs ne le sont pas – par
l’ostentatoire et illimitée consommation des gens prospères. On
peut voir et entendre les nantis voler au-dessus des têtes ou rouler sur
les autoroutes bordant les ghettos. Ils font étalage à la
télévision de leurs privilèges, manifestement hors de
portée du commun des mortels. Pour les nantis, le pauvre est
généralement invisible. Ils ont en effet tendance à voir
moins facilement les détails de ce monde en raison de la hauteur et de
la vitesse avec lesquelles ils se déplacent.
La société sera de plus en plus dominée par le crime. Les relations
forcées entre les possédants et les démunis vont engendrer
un accroissement du sentiment d’insécurité. De même que le
risque sur les routes, ce phénomène n’est pas pris en compte par
les statistiques. Les maisons vont devenir des forteresses
protégées par des portes plus solides, des serrures et des
systèmes d’alarmes plus performants. Les gens – et spécialement
les femmes – iront de moins en moins dans les rues et n’utiliseront plus les
transports publics parce qu’ils se sentiront en danger, et viendront rejoindre
le nombre croissant d’automobilistes qui voyagent toutes portes fermées.
La police accroît ses surveillances, fait davantage usage de
systèmes vidéos et utilise de plus en plus des bases de
données informatisées. Le “bobby” d’autrefois qui connaissait
tout le voisinage est désormais remplacé par une caméra
intelligente capable de lire les plaques minéralogiques et d’identifier
des visages. La police “high tech”, si crainte des défenseurs des
libertés civiles, est sans recours le prix à payer pour
l’hypermobilité, la seule alternative étant
l’inefficacité. Si les criminels se dotent de modes de communication
modernes (tant physiques qu’électroniques) et que la police n’en fait
pas autant, alors cette dernière est condamnée à
l’impuissance.
La société deviendra moins démocratique. Les individus auront de
moins en moins d’influence sur des décisions qui déterminent leur
vie, alors même que du fait de leurs activités économiques
et sociales ils agissent sur des espaces de plus en plus étendus et avec
des moyens de plus en plus sophistiqués. Les autorités politiques
doivent nécessairement élargir leurs aires d’influences
géographiques pour accompagner le changement d’échelle des
questions qu’elles ont à résoudre.
Le pouvoir politique migre des autorités locales vers le gouvernement et
le parlement (Whitehall et Westminster) et plus encore vers Bruxelles et vers
des institutions non légitimement élues telles la Banque Mondiale
ou l’Organisation Mondiale du Commerce. A Seattle, aucune institution
démocratiquement élue et reconnue n’a pris place d’aucun
côté dans le débat qui opposait l’OMC aux groupes de
protestataires – ni Greenpeace, ni les Amis de la Terre ne sont des
démocraties. La confiance dans ces institutions qui n’ont de compte
à rendre à personne diminue au fur et à mesure que leurs
actions semblent tourner en rond (dans cette partie de la science fiction
où le futur est lié à la conquête de l’espace, on ne
trouve pas un seul exemple de société démocratique).
Les tendances propres à créer le monde décrit
ci-dessus ne rencontrent aucune réelle résistance; au contraire,
elles sont encouragées par tous les gouvernements. En Grande-Bretagne,
les besoins en aéroports sont toujours fondés sur le principe
“prédire et fournir”, et ce qui est prédit, c’est un fantastique
développement. Les prévisionnistes se conforte les uns les autres
quant aux immenses potentialités de croissance de l’activité des
aéroports. A l’appui de cette prédiction, ils font remarquer
qu’une bonne partie des individus de par le monde n’ont jamais pris l’avion.
L’idée que cette croissance pourrait être freinée par leur
incapacité à prévoir des aéroports suffisamment
grands leur parait tout bonnement impensable.
Le gouvernement
a abandonné sa prétention à vouloir diminuer la
dépendance de la nation vis à vis de l’automobile. Gus Macdonald,
nouveau ministre des transports est même ouvertement en faveur de
celle-ci : “Si la voiture devient plus abordable et que plus de gens souhaitent
en avoir une, ce n’est pas un problème”. Il se place également
résolument du côté des accros de la technique : “L’avenir
est aux véhicules propres”. John Redwood, porte-parole du parti
conservateur pour les transports, qui ne veut pas être en reste dans la
chasse aux voix des automobilistes, déclare urgente la construction de
nouvelles routes permettant de contourner, villes, villages et sites à
protéger. Il a simplement oublié ce qu’avaient fini par
comprendre ses prédécesseurs tories : les zones où l’on
peut construire sans crainte pour l’environnement se font de plus en plus
rares.
Quelle serait la principale caractéristique d’une politique qui
chercherait à renforcer la dépendance à l’automobile ?
Elle encouragerait la population à quitter les villes pour
s’éparpiller dans des zones où la densité de l’habitat
serait trop faible pour permettre la mise en place de transports publics. En
Grande-Bretagne, cette politique a connu un franc succès sous le
gouvernement précédent. Selon une étude
réalisée en 1999 par la Town and Country Planning Association,
au cours de la période 1981-96, 500 000 emplois ont été
supprimés en zone urbaine pendant que 1,7 millions étaient
créés en zones à faible densité.
En revanche, une politique qui chercherait à diminuer la place de la
voiture viserait à limiter le trafic dans les zones où sa
croissance est la plus rapide, à savoir non pas dans les centre villes
déjà engorgés, mais dans les banlieues et au delà.
Les cabinets de consultants privés conseillent aujourd’hui aux
entreprises de s’éloigner des centre-villes. C’est la réponse du
marché aux diverses désincitations mises en place par le
gouvernement travailliste sous forme de péages routiers ou encore
d’augmentation des obligations en matière de parking.
John Prescott, député, se défend d’être
anti-voiture et met en avant ses deux “Jags” pour le prouver. Comme le ministre
des transports, il se réjouit de voir que davantage de gens peuvent
posséder une voiture, même si de temps en temps il forme le
vœu qu’ils la laisse le plus souvent au garage. Il faudrait sans doute
qu’il remplace son programme de construction de routes par un programme de
construction de garages. En Grande-Bretagne, les ventes de voitures neuves sont
estimées à 2,2 millions pour 1999, mises bout à bout elles
formeraient un ruban de près de 13 000 km.
Quand ils achètent un véhicule, les gens cherchent avant tout
où le conduire et où le garer – programme plus que difficile
à réaliser dans les villes britanniques. Si le parc automobile
national continue de croître à ce rythme (et les experts du
gouvernement prévoient qu’il va augmenter considérablement),
l’exode urbain se poursuivra et la dépendance à la voiture
s’accentuera. Pourtant les britanniques peuvent trouver une alternative
à la voiture : ce n’est pas une question d’argent. En effet, le prix
moyen d’une voiture neuve est de 12 500 livres (env. 125 000 fr.), amenant la
facture annuelle totale à 275 milliards de fr. Ces cinq dernières
années, plus de 10 millions de voitures neuves ont été
vendues. Aujourd’hui le défi politique consiste à
réorienter les flots d’argent privé consacrés au transport
individuel vers des voies socialement et écologiquement moins
dévastatrices.
La politique actuelle du gouvernement consistant à promouvoir l’internet
ne fait qu’exacerber le problème. L’idée que cela aidera à
résoudre les problèmes de transport dans la mesure où
l’internet diminue les besoins en déplacements physiques repose sur un
découplage artificiel entre l’évolution de la mobilité
virtuelle et celle de la mobilité physique, ce que le passé ne
confirme pas : historiquement, les deux taux de croissances sont fortement
corrélés. Les sociétés les plus mobiles
physiquement, sont aussi celles où l’on trouve le plus grand nombre
d’utilisateurs de toutes les formes de communication.
Les partisans de la télécommunication comme solution aux
problèmes de transport, pensent que les télécommunications
vont redonner une dimension humaine aux sociétés, en permettant
à davantage de gens de travailler de chez eux, de passer plus de temps
à leur domicile, de connaître mieux leurs voisins... Pourquoi pas?
Mais ceci suppose que les gens se satisferont de passer une part de plus en
plus réduite de leur vie dans le monde réel et une part
croissante dans les communautés virtuelles auxquelles ils participent
électroniquement. Cela suppose que les gens accepteront de ne pas se
rencontrer physiquement, de ne pas serrer les mains des nouveaux amis qu’ils
rencontrent par l’internet, qu’ils ne chercheront pas à faire
eux-mêmes l’expérience des nouvelles cultures qu’ils
expérimentent virtuellement, et qu’ils ne souhaiteront pas partager de
vraies pauses café avec leurs collègues. Cela fait à
l’évidence beaucoup de suppositions.
Laissez-moi illustrer ces évidences décourageantes par cette
anecdote vécue lors d’une rencontre à l’aéroport de
Vancouver entre deux avions : Je me mis à discuter avec mon voisin. Il
attendait un vol pour Toronto où il se rendait pour jouer au bridge avec
un habitant de Toronto, un écossais et un habitant de San Francisco. Ils
s’étaient “rencontrés” et avaient joué au bridge via
l’internet : et là ils ressentaient le besoin de jouer “pour de vrai”.
Dans “Who Killed Civic America?” R. Putnam démontre le désengagement citoyen et conclue – après avoir examiné plusieurs alternatives – que le principal coupable est la télévision. Il observe que “la révolution électronique des moyens de communication a été la première des inventions des routes et des réponses individuelles à ces décisions”. Curieusement, on ne retrouve ni l’avion ni la voiture et leurs effets de décentralisation et de fragmentation dans sa liste de coupables potentiels. Un diagnostic plus convaincant devrait répartir les responsabilités plus équitablement entre les révolutions dans les transports et celles qui ont affecté les communications.
Au cours des temps, la plupart des gens, à peu près partout dans le monde, ont eu des vies de piétons. Leurs schémas de vie, leurs projets de voyage ont été de ce fait très limités. En ces temps, tout moyen de transport était mû par l’homme, l’animal ou le vent. Les riches étaient certes plus mobiles que les pauvres, mais ni les uns ni les autres ne l’étaient beaucoup. Des histoires de tapis volants, de bottes de sept lieues, de chariots ailés, etc., attestaient d’une envie d’être plus mobiles, mais dans ces temps où la technique restait peu imaginative les gens se résignaient à ce que de telles merveilles restent le privilège des Dieux. Bien sûr, la légende d’Icare suggérait qu’il était impie pour de simples mortels de prétendre à de tels moyens de transport.
C’est exactement au moment où la révolution industrielle commence que commence aussi une période de diminution du coût des transports, d’amélioration du confort, de leur rapidité et d’augmentation du nombre d’usagers. Les projets des Dieux ont été largement dépassés ! Concorde peut voler plus vite que le chariot de feu d’Apollon et les progrès dans les télécommunications ont créé une capacité d’échange des informations très supérieure aux pouvoirs que l’on attribue à Mercure. L’histoire des transports et des communications de cette période est toujours décrite comme une succession de progrès ayant suivi de près les avancées technologies. Les éventuels problèmes générés par ce progrès ont été perçus comme des effets secondaires auxquels on pourrait remédier par davantage de technologie. L’hypomobilité était perçue comme négative, l’hypermobilité étant à l’inverse positive : pourrait on jamais avoir trop de cette bonne chose? Cette question n’a jamais été sérieusement prise en considération par les spécialistes du transport qu’ils soient historiens, prévisionnistes ou politiciens et donc concernés par l’avenir. Le simple fait de poser la question vous fait courir le risque d’être catalogué comme un adversaire de la liberté et du droit à choisir.
On peut toutefois réduire ce risque en posant la question autrement. “Le problème du transport” peut efficacement être pris en compte si l’on met en œuvre trois sondages, chacun posant une question différente. La première, fréquemment posée, est la suivante: “Aimeriez vous avoir une voiture, la possibilité de prendre l’avion de façon illimitée ainsi que les mêmes possibilités d’accès aux moyens électroniques de communication que Bill Gates ?” C’est, à quelques variations près, la question posée régulièrement par les organismes de sondage. Partout la réponse est la même: oui ! C’est cette opinion qui fonde les agendas politiques en matière de planification des transports à peu près partout dans le monde. En répondant ainsi, les gens se projettent dans un monde semblable à celui qu’ils connaissent mais où ils auraient accès à tous les avantages dont seuls les riches profitent. La plupart des hommes politiques considèrent qu’il serait suicidaire de ne pas prendre en compte de telles aspirations et – ajoutent ils – il serait déraisonnable que ceux qui jouissent déjà d’un haut niveau de mobilité ferment l’accès derrière eux.
Mais il y a une deuxième question, qui n’est jamais posée : Aimeriez-vous vivre dans un monde où les désirs de chacun seraient exaucés ? Pour faciliter la réponse, il est possible de reformuler cette question : Aimeriez-vous vivre dans une maison de verre, remplie de fumées toxiques,
pleine de dangers, laide, sinistre, dominée par le crime, où l’anonymat serait la règle, où toute démocratie serait absente et où les inégalités sociales domineraient ? L’expression “maison de verre” est facultative. Je soupçonne fortement les progrès technologiques de ne pas pouvoir empêcher l’accroissement du trafic et je pense que la dégradation de l’environnement va aller de pair avec l’accroissement du niveau moyen de mobilité ; mais pour obtenir la réponse “non”, il suffit déjà de limiter la question aux conséquences sociales de l’hypermobilité. Ce sondage demande en réalité : voulez-vous supporter les conséquences que le “business” engendre? Au fur et à mesure que ces conséquences deviennent de mieux en mieux connues et appréhendées, on voit un nombre croissant de gens les refuser clairement. Pourtant, la réponse politique est décevante. Même la meilleure réponse que font les progressifs Danemark ou des Pays-Bas n’est qu’une décision de ralentir le taux de croissance du trafic routier dans les zones urbaines, sans agir beaucoup sur la croissance du trafic dans les zones péri-urbaines et rurales, et sans agir du tout sur le développement vertigineux du trafic aérien.
Le nouveau ministre des transports Britannique qualifie la croissance du trafic “d’inévitable” – ignorant superbement le fait que ceux qui sont en bas de l’échelle sont de plus en plus poussés vers l’exclusion sociale. La difficulté pour les politiques semble être que le problème, lorsqu’il est posé à l’opinion dans sa deuxième forme, impliquerait la mise en place d’une politique rigoureuse, vertueuse et peu réjouissante pour sauver la planète. Ce n’est pas le genre de plate-forme à partir de laquelle les politiques souhaitent faire campagne.
Mais il y a une troisième question plus gaie (la version positive de la question deux): “Aimeriez-vous vivre dans un monde plus propre, moins dangereux pour la santé, plus amical, plus beau, plus démocratique et ceci de façon durable, un monde où vous connaîtriez vos voisins et où vos enfants pourraient en toute sécurité jouer dans la rue ?” Si toutes ces bonnes choses pouvaient être résumées et rassemblées dans un programme réaliste et convaincant, on peut s’attendre à ce que la majorité des gens votent pour lui - particulièrement si les effets négatifs décrits en question deux sont présentées comme la seule alternative.
Pour la plupart des gens, les possibilités pour que les aspirations énumérées dans la première question deviennent réalité sont un rêve vain. Mais aussi longtemps que la poursuite de ce rêve reste l’objectif n°1 des prévisionnistes en matière de transport ainsi que des hommes politiques, le scénario pessimiste présenté en question deux devient de plus en plus probable. Cependant, contrairement à ce qu’affirme le ministre des transports, l’accroissement exponentiel du trafic n’est pas une fatalité. Le déferlement du trafic n’est en rien une force naturelle irrésistible,
comparable aux phénomènes de marées. C’est en fait la conséquence d’une myriade de décisions humaines petites ou grandes, de décisions politiques concernant les taxes et les subventions,
l’occupation des sols, la construction des aéroports et des routes et des réponses individuelles à ces décisions. En arrière plan, il y a une vision du progrès uniforme, profondément ancrée
dans les mentalités et qui nie la réalité.
Poser la
première question revient à demander à un glouton s’il
aimerait avoir à satiété ses nourritures et boissons
préférées. La réponse est connue d’avance ! Par la
deuxième question, le glouton est confronté aux
conséquences de ses excès. Pour éliminer les effets
négatifs, il peut utiliser des solutions faisant appel à des
techniques pointues extrêmement coûteuses : liposuccion, “Olestra”
(le gras non gras qui ne s’installe pas), ou la chirurgie esthétique.
Pourtant manger moins, aller au travail à pied ou en vélo sont des
méthodes plus sures qui permettent d’économiser de l’argent,
produisent une agréable sensation de bien être et sont
valorisantes.
Parvenir
à atteindre la société décrite dans la question
trois (qui semble hors d’atteinte pour la plupart des politiques) est en
principe simple, cela implique pourtant de remettre de l’ordre dans nos
priorités. Plutôt que de continuer à sacrifier
l’environnement physique et social pour nous déplacer davantage, il
convient de se contenter et de chérir les avantages déjà
existants et à échelle locale de la mobilité, qui seuls
permettent de garder intacts et même d’améliorer ce qui compte
réellement pour nous dans la nature ainsi que dans nos relations
amicales ou de voisinage. Remettre en question les avantages de
l’hypermobilité, ce n’est pas renoncer à la liberté, ni au
droit de choisir, c’est demander aux gens ce qu’ils veulent, ce qu’ils veulent
vraiment, et leur faire prendre conscience que leurs choix ont des
conséquences allant au delà de l’objectif premier de satisfaire
leurs désirs.
John Adams est professeur de géographie à l’University
College London.